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24 septembre 2015

Trois approches d’Hédi Bouraoui : par Georges Chapouthier (dit Georges Friedenkraft)

 

 

 

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Trois approches d’Hédi Bouraoui

 Par Georges Chapouthier (dit Georges Friedenkraft)

 

Parvenu à la maturité de son art, chaque écrivain laisse apparaître sa personnalité profonde, celle qui à travers les vicissitudes de la vie, l’a guidé dans ses créations et dans ses écrits. A ce titre, il est temps pour Hédi Bouraoui, d’inscrire, dans l’histoire littéraire francophone, le riche bilan qui est le sien. Certes, écrivain aux facettes multiples, né en Tunisie, éduqué en France, professeur au Canada, Bouraoui est certainement de ceux qui ne se laissent pas enfermer dans la prison des critères et des normes. A peine saisie, sa personnalité fluide glisse allègrement vers d’autres possibles et d’autres horizons. Il reste cependant que trois ouvrages récents, assez différents les uns des autres, permettent, sinon de parcourir la totalité des facettes de l’auteur, d’en appréhender au moins certaines essentielles. J’aimerais leur consacrer ci-dessous quelques lignes.

 L’homme et l’oeuvre par Rafik Darragi

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Le premier témoignage est le livre que l’écrivain tunisien Rafik Darragi a consacré à Hédi Bouraoui (Hédi Bouraoui –  la parole autre, L’harmattan,  Paris, 2015). Il offre la manière à la fois la plus classique et la plus extensive d’aborder un auteur : connaître sa vie afin d’y démêler les racines de ses oeuvres. L’ouvrage de Darragi, très vivant, se lit comme un roman. Avec déjà  en avant-propos, cette affirmation qui peut guider le lecteur tout au long de l’ouvrage : « Ecrire est avant tout une manière de penser (…) (et peut être aussi) un engagement total, celui d’un humaniste éclairé » (p 9).

 Bouraoui, dont la vie même est sans doute un roman, est né en 1932 à Sfax, en Tunisie, où il a fait ses premiers pas dans l’épicerie familiale. Il est l’aîné d’une grande fratrie de six garçons et deux filles. Il n’a jamais renié cet héritage familial qui apparaît dans nombre de ses écrits : « Son recueil Arc-en-terre est dédié à la mémoire de mon père qui fut un modèle sans égal » (p 19). Porteur d’un magnifique pressentiment, son père envoya Hédi étudier en France « à Lectoure, un petit village situé en pleine Gascogne, dans le Gers, et le plaça dans une famille française » (p 24). Ainsi commença son parcours culturel transcontinental. Hédi fut ensuite étudiant à la Fac de Toulouse, où, pour épargner des dépenses excessives à ses parents, il « exerça mille et un petits métiers pour survivre et obtenir sa licence » (p 24) d’anglais. Il eut quelques professeurs célèbres comme Robert Merle ou Robert Escarpit. Il alla ensuite poursuivre ses études aux Etats-Unis grâce à une bourse Fullbright. Il y vécut les bons et les moins bons côtés de ce pays étonnant, participa à la lutte pour l’émancipation des noirs, et noua quelques relations amicales ou sentimentales, notamment avec « Betty, son égérie de toujours » (p 35). Un de ses professeurs, Robert Champigny, le marqua beaucoup et l’orienta dans la voie professionnelle qui allait être la sienne : la littérature comparée. Après des débuts aux Etats-Unis, Hédi opta pour le Canada, un pays bilingue « qui intéressait beaucoup le jeune homme » (p 39).

 Le livre nous fait ensuite assister aux débuts du jeune enseignant, aux méthodes pédagogiques originales qu’il met au point, à ses premiers succès universitaires. A l’époque, une formule utilisée par Pierre Trudeau, qui a parlé de « la mosaïque canadienne », « a fait tilt dans sa tête, lui, le fils de Carthage, cette cité aux fabuleuses mosaïques, plaque tournante des origines, des races, des ethnies et des religions » (p 46). Nous retrouverons, un peu plus loin, cette image de la mosaïque, qui « colle » si bien à Bouraoui.

 Darragi nous fait ensuite découvrir une caractéristique essentielle de l’écriture de Bouraoui, qui justifie le sous-titre du livre, « La parole autre », une écriture ouverte sur l’altérité. A partir de l’identité humaine, « les multiples prismes du visage humain » (p 55), on aboutit à « la soif de connaissance de l’Autre » (p 59). La parole, l’écriture, la poésie, sont les véhicules de cette découverte et l’écriture en est le viatique. Bien sûr, cet humanisme trouve ses facettes dans la multiplicité des facettes de l’écrivain, dans son nomadisme existentiel, dans son identité de poète, qui est multiple « comme le mille-feuille » (p 65), comme un « global émigré » (p 75), comme un « homme de partout », membre à part entière « de la patrie de l’homme », ainsi que le rappelle (p 70) Elizabeth Sabiston.

 On comprendra que nous ne pouvons pas présenter ici tous les thèmes développés par Darragi et que nous n’en offrons donc que la substantifique moelle. Darragi appuie son propos sur d’innombrables citations des oeuvres de l’écrivain : « cet amour du prochain, cette profonde humanité (…) se détachent comme des constellations dans ses œuvres » (p 80). D’où cet engagement « contre toutes les violences d’où qu’elles viennent » (p 82) et finalement, dans son  sens le plus noble, « l’amour sous toutes ses formes » (p 87). Ce qui mène, après la vie et l’écriture, au troisième moment du discours de Darragi : « Hédi Bouraoui le fraternel » (p 107), celui qui a développé, dans ses nombreux courriers, un réseau international d’amitiés dont le livre nous donne un aperçu. Un réseau auquel appartiennent des écrivains comme Albert Memmi, Rachid Boudjedra, le marocain Driss Chraïbi, des auteurs africains ou antillais, ainsi les élèves, collègues ou amis qui ont donné leur témoignage écrit dans les dernières pages de l’ouvrage.

 Promoteur exemplaire d’une francophonie ouverte, qui est la sœur d’un humanisme universel, Hédi Bouraoui occupe donc, dans la littérature moderne, une place particulièrement originale, que le livre de Darragi contribue à souligner. S’il et vrai que « l’écriture (…) est un reflet intime de l’être » (p 150), celle de Bouraoui est bien le support et l’aboutissement de son humanisme éclairé.

 L’ouvrage se termine par un « questionnaire de Proust », rempli par Hédi, dont on retiendra la devise : « La culture est le chemin de la tolérance et l’ignorance ne peut être que source de violence » (p 155). Une bibliographie des oeuvres de Hédi complète enfin ce riche panorama.

Une vision plus intime dans l’interview par Mohammed Habib Samrakandi

 Le second témoignage nous est fourni par le Numéro 71 de 2014 de la superbe revue Horizons maghrébins, publiée par le Presses Universitaires du Mirail à Toulouse. Le numéro consacre un dossier à « deux grands écrivains, étudiants maghrébins de l’Université Toulouse – Jean Jaurès : Hédi Bouraoui et Abdelhak Serhane », qui d’ailleurs, dans le même numéro, donnent des comptes-rendus réciproques de certaines de leurs oeuvres. Ainsi Abdelhak Serhane commente le roman « Le conteur » de Bouraoui : « Dans le tourbillon verbal et oral du Conteur, écrit-il, c’est sa propre histoire qu’il nous livre dans ce roman » (p 87) par un texte pluriel « qui chemine à travers plusieurs genres » (p 87). Ici encore apparaît l’écrivain Bouraoui sous ses facettes multiples, l’homme de la multiplicité même. Comme c’est sur lui que porte ici notre analyse, nous n’entrerons pas davantage dans l’œuvre prestigieuse d’Abdelhak Serhane.

 Revenons donc aux pages du dossier consacrées à Hédi. L’essentiel en est l’interview effectuée par Mohammed Habib Samrakandi. Comme l’auteur répond directement aux questions de Samrakandi,  on y découvre un Bouraoui sans doute plus intime que celui de l’oeuvre magistrale de Darragi, mais un Bouraoui toujours passionné de langues, notamment l’italien, et, bien sûr, le français, qu’il s’efforce d’enrichir par des « mots-concepts » (p 35) comme Livr’errance ou Echosmos.

On retrouvera ici, en résumé par rapport au livre de Darragi, les principaux jalons de la vie de l’auteur de la Tunisie à la France et de la France aux Etats-unis, après ses études toulousaines. Son attachement à Bourguiba et à son oeuvre politique exemplaire est souligné : « Il a eu une importance capitale pour mon père et pour moi » (p 15). Notamment la question de l’égalité entre les sexes, héritée de Bourguiba, est restée un thème central de l’écriture de Bouraoui : « Dans mon œuvre, j’ai toujours fait la part belle au sexe féminin ! » (p 21). L’auteur rappelle aussi que cette préoccupation constante a trouvé son reflet dans le livre qu’Elizabeth Sabiston lui a consacré, « The Muse strickes back : Female narratology in the Novels of  Hédi Bouraoui ». L’auteur insiste aussi sur son appétence pour la « politique des petits pas », elle aussi inspirée de Bourguiba et transférée par l’auteur à son enseignement : « auprès de mes étudiants, collègues, administrateurs… j’ai souvent tenté de procéder par petits pas, sans fermer la porte  aux possibles alternatives susceptibles de faire changer le cours des choses » (p 22).

Intéressante aussi est l’admiration de l’auteur pour Mendès-France, puis son détachement progressif de la politique pour « une vision du monde nettement plus globale » (p 16), qui, sans pour autant exclure le respect de positions clairement politiques, comme le Statut de la femme donné par Bourguiba  à la Tunisie, ouvre davantage sur une culture internationale, sur une « Créaculture » selon l’expression de Bouraoui, intimement liée à une politique multiculturelle (ou encore un transculturalisme). « Autrement dit, transcender sa culture pour la faire connaître aux d’autres cultures étrangères et exiger de celles-ci d’accomplir la réciproque » (p 18). Bien intégré aux cultures européennes et canadiennes, Bouraoui reconnaît avoir des rapports restreints avec les Maghrébins émigrés au Canada, car  la plupart émigrent vers des régions francophones, alors que lui vit en Ontario, une région anglophone. 

L’interview permet ensuite de détailler les activités littéraires d’Hédi. Nous n’y insisterons pas, dans la mesure où l’ouvrage extensif de Darrragi nous a déjà permis d’en rendre compte et où le troisième témoignage, que nous allons évoquer plus bas, donne la parole à l’auteur sur ses propres démarches d’écriture. Mais on lira, avec intérêt, deux extraits du roman Retour à Thyna (1996) suivis de commentaires historiques et moraux de l’auteur. En poésie, tout en reconnaissant son goût pour Baudelaire et Rimbaud, l’écrivain montre aussi pourquoi il a effectué une « rupture formelle aussi bien que celle du contenu (…) d’avec la poésie romantique et toute forme de littérature dite classique » (p 28). Tout simplement parce que ces modes d’écriture ont déjà donné tout ce qu’ils pouvaient donner. Nous reviendrons plus loin sur ce point essentiel.

Un peu plus loin, Bouraoui aborde sans fard les difficultés qu’il a rencontrées, comme tout auteur, avec certains éditeurs, aussi bien au Canada qu’en France. Parfois, pour un manuscrit, «  le refus (…) revenait sans coup  férir ! Aucune explication ne m’a été donnée. » (p 25). Des mésaventures, bien classiques chez les auteurs, mais dont l’exemple donné ici montre que même un auteur reconnu, titulaire de prix internationaux, peut rencontrer de tels écueils.

Beaucoup des réflexions de l’auteur nous renvoient à notre prochain témoignage, où Bouraoui offre sa propre « philosophie littéraire ». Donnons-en ici un bref aperçu. « Voyager pour essayer de trouver comment traduire ce que je ressens face aux êtres, aux choses, au monde…pour les traduire en mots, en écrits cohérents, attractifs » (p 30), à l’aide de concepts tels que « la transpoétique, la nomaditude (…) l’émigressence, la créaculture… » (p 31). Parcours littéraire original, mais qui reste ancré dans le monde, car on ne peut « rester indifférent aux drames éclatant partout à travers le monde « (p 32) : « je suis toujours du côté des faibles, des victimes … et, en tant qu’écrivain, j’essaie, dans la mesure de mes moyens, de donner la voix aux sans voix » (p 32) contre « l’obscurantisme » (p 32), pour « l’expression libre, la dignité de l’être humain » (p 32), la « liberté d’expression » (p 32). D’où le rôle, aussi, si singulier, de l’écriture de Bouraoui, qui ne se limite pas à la « binarité infernale, un enfermement binaire entre le Maghreb et la France » (p 33), qui caractérise beaucoup d’écrivains maghrébins d’aujourd’hui. Il faut transcender le « dialogue dual » pour aboutir à l’écriture interstitielle » (p 34), celle qui s’élabore à l’intérieur des interstices de trois continents Afrique/Europe/Amérique, pour finalement, face à la cacophonie du monde,  du cosmos, opposer « la poésie dans ses manifestations plurielles » (p 37) et dans sa musicalité, « qui se manifeste en allitérations, sonorités internes » (p 37). Tout un univers poétique, d’ouverture, de compréhension, de connaissance partagée, de tolérance, de « chemin vers l’Autre » (p 39), qui nous présente Bouraoui sous un éclairage plus intime que l’oeuvre imposante de Darragi.

L’interview est suivie de diverses annexes. L’auteur y propose un texte de mémoire ou « Toulouse mémorème », où l’on découvre les souvenirs de l’étudiant toulousain, qui séchait « les cours de licence pour assister à ceux d’agrégation » (p 47), qui écrivait des articles « dans le journal de la corporation des lettres » (p 48) ou fréquentait les cafés de la Place du Capitole. L’ensemble se termine par un poème d’Hédi consacré à Toulouse, « Toulouse en poème », dont voici, en conclusion transitoire, un extrait (p 51) :

« Ô ville rose couronnée de violettes (…)

 Amour et ironie ont pétri mon pain quotidien

Sous le levain de volupté, rêve, passion hors vulgarité

 Toulouse, tes caprices et tes sourires ont façonné ma vie ! »

Hédi Bouraoui face à ses créations

Le troisième témoignage que j’aimerais mentionner ici est un livre écrit par Bouraoui lui-même (Mutante, la poésie –Essais, Collection Essais Mosaïques, CMC Editions, Canada, 2015). Il s’agit d’une collection de réflexions sur la poésie, dont la plupart ont été publiés comme éditoriaux de la revue Envol, fondée dans les années 1990 au Canada, par le poète Jacques Flamand et par Bouraoui. S’y ajoutent quelques réflexions publiées ultérieurement. Les réflexions ne portent, au sens strict, que sur la poésie, mais comme la personnalité centrale de l’auteur s’articule, de toutes les manières possibles, autour de la poésie, ces essais s’avèrent particulièrement intéressants pour comprendre la démarche et la philosophie littéraire d’Hédi. La lecture en est passionnante, mais on comprendra qu’ici encore, il ne soit pas possible de présenter dans le détail un livre de 150 pages. Nous avons donc choisi de mentionner quelques thèmes qui nous ont paru particulièrement marquants. L’ensemble des textes traduit aussi une évolution de la pensée de l’écrivain, depuis le lancement, en 1992, de la revue Envol, jusqu’à nos jours, mais beaucoup des questions traitées restent étonnamment présentes et pertinentes.

Ainsi quand, dans son premier texte, intitulé « Poésie en cette fin de siècle »  (p 11), l’auteur s’interroge : « Pourquoi poétiser (…) quand la poésie (…) n’a souvent accès ni à la lecture, ni au marché ? ». Et bien, justement, pour l’accès nécessaire de la société à un nouvel imaginaire, « une plongée profonde dans le nouvel espace poétique » (p 13), afin d’ « esquisser des alternatives aux monopoles majoritaires du silence » (p 13). La poésie est alors partout et pas seulement dans son creuset naturel, le poème. Elle rejoint, par exemple, le discours politique et écologique, qui veut que l’on passe « du gaspillage au recyclage » (p 15). Elle vise à exposer « le drame de notre condition dans un contexte cosmique » (p 20) pour finalement et salutairement (l’humanité en a bien besoin !) transformer notre être en pénétrant « la substance culturelle qui en est la charge et le moteur » (p 21). 

La poésie a donc vocation à être universelle, à muter à chaque instant vers l’universalisme, à se manifester notamment « au moment où l’on ne l’attend pas dans la prose romanesque » (p 25). Et l’on comprend pourquoi toute l’oeuvre de Bouraoui, dans ses romans comme dans ses essais, est une œuvre fondamentalement poétique. Mais alors, fruit de l’évolution littéraire post-surréaliste, la poésie ne peut rester strictement concrète ; elle doit procéder par allusions ; elle doit être « déploiement fulgurant (…), ce qui fait surgir des luminosités spirituelles transcrites pour l’éternité dans la présence des mots et hors de cette présence » (p 30). Elle doit donc s’ouvrir à « toutes les factures poétiques » (p 32), comme l’a fait en France, sur plusieurs décennies, la revue poétique Jointure.

Hédi rappelle que « Serge Brindeau a écrit que la poésie est la parole qui impose le silence » (p 75). Mais, réciproquement aussi, « nous sommes alors dans cette zone de la blancheur de la page qui requiert notre attention et sollicite notre inspiration » (p 37), là où le silence se fait chair et où l’être naît de son absence même. On comprend, à ce niveau, que les oppositions factices, les querelles de chapelles, qui déchirent la poésie francophone d’aujourd’hui, par exemple entre explicite et hermétisme, et même entre science et poésie (p 65) ou entre poésie et politique (p 70), paraissent dépourvues de pertinence, voire, dérisoires. La poésie est « autre ». Comme on l’a vu, au cours de cet article, dans les témoignages précédents, la poésie doit être multiple ou elle n’est pas. Elle est scintillement illimité des multiples chemins de l’imaginaire vers l’être, un être qui « dès sa naissance (…) est habité par la mort, le silence, l’intemporel, mais aussi par le cri » (p 77), qui l’instaure, entre existence et non-existence, dans l’universalité.

Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que la poésie ne doive pas  se préoccuper des « problèmes brûlants de son temps » (p 84). Au contraire. L’être est aussi concret. Il est aussi action. Comme chez Aristote, l’acte complète nécessairement la puissance. La poésie est donc fonctionnelle (p 84). Si elle est « tout sauf ordre » (p 88), cela ne veut pas dire qu’elle « projette le désordre, l’anarchie » (p 88). Au contraire, elle est « chemin de vie » (p 93), pourvu que l’on sache « faire taire le nombril du Je » (p 93). Elle ouvre alors à « des échanges fructueux et fastueux, seuls à garantir la liberté de penser et d’agir » (p 95). La poésie, c’est « un raccourci dans notre rapport au monde » (p 107) qui, selon ces constructions verbales qu’affectionne l’auteur, inclut à la fois les verbes Poêtre et Poaimer. « A chaque projection de poème, le coeur bat et rythme un combat vital » (p 109).

Mutante donc, la poésie. Ouverte à tous les possibles de l’être et de l’action, creuset actif de la fusion du langage et du silence :

« La poésie est partout

Et Nulle part

(…)

Elle perche dans les pleurs

Elle niche dans les rires »

(p 118, repris de Musocktail, 1966)

Nous aimerions conclure ce survol des réflexions de l’écrivain par quelques éléments de la postface, due à Elizabeth Sabiston. D’abord le fait, qui nous avions déjà relevé, que « la poésie d’Hédi Bouraoui est un labeur d’amour » (p 141). Amour de l’autre qui recoupe l’amour des mots. Ensuite le fait que, pour l’auteur, « tout est poésie, dans n’importe quel genre choisi » (p 142), quitte à « passer de la poésie à l’action » (p 151). Enfin le fait que l’ouvrage n’est pas une conclusion, mais « une poésie en mutation constante », comme le dit bien le titre du livre, l’ouverture d’une oeuvre exemplaire vers une continuité humaniste à venir.

L’exemple même d’un auteur en mosaïque

Multiplicité des parcours de vie, diversité des cultures fréquentées, appétences variées pour les langues du monde, même si le français reste la langue d’expression centrale, diversité des modes d’écriture et des styles, qui vont du roman à la poésie en passant par l’essai : ce qui caractérise le plus cet écrivain original, c’est, comme on vient de le voir à de maintes reprises, cette multiplicité des facettes, cette transculturalité qui englobe tout le vécu existentiel. Dans un précédent livre (Georges Chapouthier, L’homme, ce singe en mosaïque, Odile Jacob, Paris, 2001), j’avais montré que les êtres vivants pouvaient être analysés et décrits en termes de mosaïques, c’est-à-dire des systèmes où le « tout » laisse une autonomie  de fonctionnement à ses parties, de la même manière que, dans une mosaïque au sens artistique du terme, l’image globale représentée laisse une autonomie de forme ou de couleur aux tesselles qui la composent. J’avais ultérieurement (Georges Chapouthier, Des parcours littéraires en mosaïques, Revue indépendante, 2013, 338, pp 18-21) montré  qu’à l’instar des êtres vivants, l’écriture littéraire pouvait aussi être analysée en termes de mosaïque et que les œuvres d’Hédi Bouraoui offraient sans doute l’un des meilleurs exemples d’écriture en mosaïque.

Mon argumentation d’alors reposait sur ce chef d’œuvre de Bouraoui qu’est La réfugiée (Lotus au pays du lys)  (Voir aussi mon compte-rendu du livre La réfugiée : Georges Friedenkraft http://www.adamantane.net/hebergerie/jointure/recensions_dossier/recensions_2013). Narratoème, combinaison étincelante de prose et de poésie, La réfugiée m’était alors apparue comme l’un des meilleurs exemples qu’il soit possible de donner du concept de mosaïque appliqué à l’écriture littéraire. Mais l’argumentation, qui vient d’être développée dans le présent article, montre aussi que toute l’oeuvre d’Hédi, et même sa vie, pourraient être données en exemples saisissants de structures en mosaïque. Dans l’exposé des trois témoignages qui viennent de saluer l’œuvre abondante de cet auteur, les parcours multiples, l’impact de trois continents, la multiplicité des horizons et des styles, l’incandescente ouverture vers tous les possibles, sont  en effet tous des éléments qui peuvent être lus et compris comme les innombrables tesselles de l’être, avec un maintien final dans une direction synthétique ferme et lumineuse, celle de la tolérance, de l’humanisme et de l’amour, qui émerge comme une mosaïque à partir de la combinatoire de ses tesselles.

Une mosaïque qui transfère à la transculturalité le mode d’être même des êtres vivants et de la vie.

Georges Chapouthier 

 

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